Gefen | L’humiliation
Rousseau traversant une bourgade populeuse y fut insulté par un rustre dont la verve mit la foule en joie. Confus, décontenancé, Rousseau ne trouvant mot à lui opposer s’enfuit sous les quolibets. Quand son esprit enfin rasséréné eut fait moisson de réparties assez acerbes pour moucher d’un seul coup le railleur, on était à deux heures du lieu de l’incident.
Qu’est-ce le plus souvent que la trivialité quotidienne, sinon l’aventure dérisoire de Jean-Jacques, mais une aventure amenuisée, diluée, émiettée le temps d’un pas, d’un regard, d’une pensée, vécue comme un petit choc, une douleur fugitive presque inaccessible à la conscience et ne laissant à l’esprit qu’une sourde irritation bien en peine de découvrir son origine ? Engagées dans un chassé- croisé sans fin, l’humiliation et sa réplique impriment aux relations humaines un rythme obscène de déhanchements et de claudications. Dans le flux et le reflux des multitudes aspirées et foulées par le va-et-vient des trains de banlieue et envahissant les rues, les bureaux, les usines, ce ne sont que replis craintifs, attaques brutales, minauderies et coups de griffe sans raison avouée. Au gré des rencontres forcées, le vin change en vinaigre à mesure qu’on le déguste. Innocence et bonté des foules, allons donc ! Regardez-les comme ils se hérissent, menacés de toutes parts, lourdement présents sur le terrain de l’adversaire, loin, très loin d’eux-mêmes. Voici le lieu où, à défaut de couteau, ils apprennent à jouer des coudes et du regard.
Pas de temps mort, nulle trêve entre agresseurs et agressés. Un flux de signes à peine perceptibles assaille le promeneur, non solitaire. Propos, gestes, regards s’emmêlent, se heurtent, dévient de leur course, s’égarent à la façon des balles perdues, qui tuent plus sûrement par la tension nerveuse qu’elles excitent sans relâche. Nous ne faisons que fermer sur nous-mêmes d’embarrassantes parenthèses ; ainsi ces doigts (j’écris ceci à la terrasse d’un café), ces doigts qui repoussent la monnaie du pourboire et les doigts du garçon qui l’agrippent, tandis que le visage des deux hommes en présence, comme soucieux de masquer l’infamie consentie, revêt les marques de la plus parfaite indifférence.
Sous l’angle de la contrainte, la vie quotidienne est régie par un système économique où la production et la consommation de l’offense tendent à s’équilibrer. Le vieux rêve des théoriciens du libre-échange cherche ainsi sa perfection dans les voies d’une démocratie remise à neuf par le manque d’imagination qui caractérise la pensée de gauche. N’est-il pas étrange, au premier abord, l’acharnement des progressistes à décrier l’édifice en ruine du libéralisme, comme si les capitalistes, ses démolisseurs attitrés, n’étaient résolus à l’étatiser et à le planifier ? Pas si étrange en fait, car, polarisant l’attention sur des critiques déjà dépassées par les faits (comme s’il n’était pas établi partout que le capitalisme est lentement accompli par une économie planifiée dont le modèle soviétique aura été un primitivisme), on entend bien dissimuler que c’est précisément sur le modèle de cette économie périmée et soldée à bas prix que l’on reconstruit les rapports humains. Avec quelle persévérance inquiétante les pays «socialistes» ne persistent-ils pas à organiser la vie sur le mode bourgeois ? Partout, c’est le «présentez armes» devant la famille, le mariage, le sacrifice, le travail, l’inauthentique, tandis que des mécanismes homéostatiques simplifiés et rationalisés réduisent les rapports humains à des échanges «équitables» de respects et d’humiliations. Et bientôt, dans l’idéale démocratie des cybernéticiens, chacun gagnera sans fatigues apparentes une part d’indignité qu’il aura le loisir de distribuer selon les meilleures règles de justice ; car la justice distributive atteindra alors son apogée, heureux vieillards qui verrez ce jour-là !
Pour moi – et pour quelques autres, j’ose le croire – il n’y a pas d’équilibre dans le malaise. La planification n’est que l’antithèse du libre-échange. Seul l’échange a été planifié, et avec lui les sacrifices mutuels qu’il implique. Or s’il faut garder son sens au mot «nouveauté», ce ne peut être qu’en l’identifiant au dépassement, non au travestissement. Il n’y a, pour fonder une réalité nouvelle, d’autre principe en l’occurrence que le don. En dépit de leurs erreurs et de leur pauvreté, je veux voir dans l’expérience historique des conseils ouvriers (1917, 1921, 1934, 1956) comme dans la recherche pathétique de l’amitié et de l’amour une seule et exaltante raison de ne pas désespérer des évidences actuelles. Mais tout s’acharne à tenir secret le caractère positif de telles expériences, le doute est savamment entretenu sur leur importance réelle, voire sur leur existence. Par hasard, aucun historien ne s’est donné la peine d’étudier comment les gens vivaient pendant les moments révolutionnaires les plus extrêmes. La volonté d’en finir avec le libre-échange des comportements humains se révèle donc spontanément par le biais du négatif. Le malaise mis en cause éclate sous les coups d’un malaise plus fort et plus dense.
En un sens négatif, les bombes de Ravachol ou, plus près de nous, l’épopée de Caraquemada dissipent la confusion qui règne autour du refus global – plus ou moins attesté mais attesté partout – des relations d’échange et de compromis. Je ne doute pas, pour l’avoir éprouvé maintes fois, que quiconque passe une heure dans la cage des rapports contraignants ne se sente une profonde sympathie pour Pierre-François Lacenaire et la passion du crime. Il ne s’agit nullement de faire ici l’apologie du terrorisme mais de reconnaître en lui le geste le plus pitoyable et le plus digne, susceptible de perturber, en le dénonçant, le mécanisme autorégulateur de la communauté sociale hiérarchisée. S’inscrivant dans la logique d’une société invivable, le meurtre ainsi conçu ne laisse pas d’apparaître comme la forme en creux du don. Il est cette absence d’une présence intensément désirée dont parlait Mallarmé, le même qui, au procès des Trente, nomma les anarchistes des «anges de pureté».
Ma sympathie pour le tueur solitaire s’arrête où commence la tactique, mais peut-être la tactique a-t-elle besoin d’éclaireurs poussés par le désespoir individuel. Quoi qu’il en soit, la tactique révolutionnaire nouvelle, celle qui va se fonder indissolublement sur la tradition historique et sur les pratiques, si méconnues et si répandues, de réalisation individuelle, n’a que faire de ceux qui rééditeraient le geste de Ravachol ou de Bonnot. Elle n’en a que faire mais elle se condamne à l’hibernation théorique si par ailleurs elle ne séduit collectivement des individus que l’isolement et la haine du mensonge collectif ont déjà gagnés à la décision rationnelle de tuer et de se tuer. Ni meurtrier, ni humaniste ! Le premier accepte la mort, le second l’impose. Que se rencontrent dix hommes résolus à la violence fulgurante plutôt qu’à la longue agonie de la survie, aussitôt finit le désespoir et commence la tactique. Le désespoir est la maladie infantile des révolutionnaires de la vie quotidienne.
L’admiration qu’adolescent j’entretenais pour les hors-la-loi, je la ressens aujourd’hui moins chargée de romantisme désuet que révélatrice des alibis grâce auxquels le pouvoir social s’interdit d’être mis directement en cause. L’organisation sociale hiérarchisée est assimilable à un gigantesque racket dont l’habileté, précisément percée à jour par le terrorisme anarchiste, consiste à se mettre hors d’atteinte de la violence qu’elle suscite, et à y parvenir en consumant dans une multitude de combats douteux les forces vives de chacun. (Un pouvoir «humanisé» s’interdira désormais de recourir aux vieux procédés de guerre et d’extermination raciste). Les témoins à charge sont peu suspects de sympathies anarchisantes. Ainsi, le biologiste Hans Seyle constate qu’il «existe à mesure que les agents de maladies spécifiques disparaissent (microbes, sous-alimentation…), une proportion croissante de gens qui meurent de ce que l’on appelle les maladies d’usure ou maladies de dégénérescence provoquées par le stress, c’est-à-dire par l’usure du corps résultant de conflits, de chocs, de tensions nerveuses, de contrariétés, de rythmes débilitants…». Personne n’échappe désormais à la nécessité de mener son enquête sur le racket qui le traque jusque dans ses pensées, jusque dans ses rêves. Les moindres détails revêtent une importance capitale. Irritation, fatigue, insolence, humiliation… cui prodest ? A qui cela profite-t-il ? Et à qui profitent-elles, les réponses stéréotypées que le «Big Brother Bon Sens» répand sous couvert de sagesse, comme autant d’alibis ? Irais-je me contenter d’explications qui me tuent quand j’ai tout à gagner là même où tout est agencé pour me perdre ?
Illustration Credits: Marianna Gefen | 2019 | @marianna_gefen
Text by: Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations | R. Vaneigem | Gallimard | 1967