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Berlese | Exil

Pour savoir il faut prendre position. Rien de simple dans un tel geste. Prendre position, c’est se situer deux fois au moins, sur les deux fronts au moins que comporte toute position puisque toute position est, fatalement, relative. Il s’agit par exemple d’affronter quelque chose; mais, devant cette chose, il nous faut aussi compter avec tout ce dont nous nous détournons, le hors-champ qui existe derrière nous, que nous refusons peut-être mais qui, en grande partie, conditionne notre mouvement même, donc notre position. Il s’agit également de se situer dans le temps. Prendre position, c’est désirer, c’est exiger quelque chose, c’est se situer dans le présent et viser un futur. Mais tout cela n’existe que sur le fond d’une temporalité qui nous précède, nous englobe, en appelle à notre mémoire jusque dans nos tentatives d’oubli, de rupture, de nouveauté absolue. Pour savoir, il faut savoir ce qu’on veut mais il faut, aussi, savoir où se situe notre non-savoir, nos peurs latentes, nos désirs inconscients. Pour savoir il faut donc compter avec deux résistances au moins, deux significations du mot résistance: celle qui dit notre volonté philosophique ou politique de briser les barrières de l’opinion (c’est la résistance qui dit non à ceci, oui à cela) mais, également, celle qui dit notre propension psychique à ériger d’autres barrières dans l’accès toujours dangereux au sens profond de notre désir de savoir (c’est la résistance qui ne sait plus trop bien à quoi elle consent ni à quoi elle veut renoncer).

 

Pour savoir il faut donc se tenir dans deux espaces et dans deux temporalités à la fois. Il faut s’impliquer, accepter d’entrer, affronter, aller au cœur, ne pas louvoyer, trancher. Il faut aussi – parce que trancher l’implique – s’écarter, violemment dans le conflit, ou bien légèrement, comme le peintre lorsqu’il s’écarte de sa toile pour savoir où il en est de son travail. On ne sait rien dans l’immersion pure, dans l’en-soi, dans le terreau du trop-près. On ne saura rien, non plus, dans l’abstraction pure, dans la transcendance hautaine, dans le ciel du trop-loin. Pour savoir il faut prendre position, ce qui suppose de se mouvoir et de constamment assumer la responsabilité d’un tel mouvement. Ce mouvement est approche autant qu’écart: approche avec réserve, écart avec désir. Il suppose un contact, mais il le suppose interrompu, si ce n’est brisé, perdu, impossible jusqu’au bout. Telle est, après tout, la position de l’exil, quelque part entre ce qu’Adorno appelait la «vie mutilée» (là où cruellement nous manque le contact) et la possibilité même d’une vie de la pensée (là où, dans le regard même, nous requiert la distance).


Images by Andrea Berlese | @andreaberlesephotography

 Excerpts by “Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1” | G. Didi-Huberman | Les Editions de Minuit | 2009

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