CRINITI | Natura morta con chiavi
Toutes ces figures, qui apparaissent comme celles d’une indifférence exacerbée, d’une exacerbation du vide, celle de l’obésité, celle de la terreur, sont aussi celles de la perte de l’illusion, du jeu et de la scène, donc des figures de l’obscène. La culture n’a jamais été que cela: le partage collectif des simulacres, auquel s’oppose aujourd’hui pour nous le partage forcé du réel et du sens. Rien n’est pire que ce qui est plus vrai que le vrai. Tel le clone, ou l’automate dans l’histoire de l’illusionniste. Dans ce dernier cas, ce qui est terrifiant, ce n’est pas la disparition du naturel dans la perfection de l’artificiel (cet automate fabriqué par l’illusionniste imitait à la perfection tous les mouvements humains, jusqu’à être indiscernable de l’illusionniste lui-même), c’est au contraire la disparition de l’artifice dans l’évidence du naturel. Il y a là une sorte de scandale qui est insupportable. Cette indifférenciation nous renvoie à une nature terrifiante. C’est pourquoi l’illusionniste va contrefaire en retour le véritable automate, avec la rigidité un peu mécanique des gestes, restituant ainsi, contre la terreur de la ressemblance, le jeu et la puissance de l’illusion. Il faut refaire l’illusion, retrouver l’illusion, cette puissance à la fois immorale et maléfique d’arracher le même au même qui s’appelle séduction. La séduction contre la terreur: tel est l’enjeu, il n’y en a pas d’autre. L’illusion n’est pas fausse, car elle n’use pas de signes faux, elle use de signes insensés. C’est pourquoi elle deçoit notre exigence de sens, mais d’une façon enchanteresse. Ainsi fait l’image en général, plus subtile que le réel, puisqu’elle n’a que deux dimensions, et donc toujours plus séduisante (c’est véritablement le diable qui en a peuplé l’univers). Ainsi fait le trompe-l’œil: ajoutant à la peinture l’illusion du réel, il est en quelque sorte plus faux que le faux – c’est un simulacre au deuxième degré. Dans le monde réel, le vrai et le faux se balancent, et ce qui est gagné par l’autre est perdu pour l’autre. Dans le mouvement de séduction (qu’on pense aussi à l’œuvre d’art), c’est comme si le faux resplendissait de toute la puissance du vrai. C’est comme si l’illusion resplendissait de toute la puissance de la vérité. Que pouvons-nous contre cela? Le jeu est grand parce qu’il est à la fois le lieu de l’extase de la valeur et le lieu de sa disparition. Non pas de sa transgression dans le potlach et la dépense – ça c’est encore l’utopie transcendante de Bataille, le dernier rêve de l’économie politique. Non, dans le jeu, l’argent n’est ni produit ni détruit, il disparaît comme valeur et resurgit comme apparence, il est rendu à son apparence pure, dans la réversibilité immédiate du gain et de la perte. Le secret du jeu est que l’argent n’a pas de sens. Ou que l’argent n’existe pas. Le secret du pouvoir c’est qu’il n’y a pas de pouvoir. Le secret de la séduction c’est qu’il n’y a pas de désir. Il n’y a pas de consumation ou de dépense de l’argent dans le jeu. Il faut croire à l’argent pour le consommer. Il faut croire à la loi pour la transgresser. Mais si le faux peut transparaître de toute la puissance du vrai – telle est la forme sublime de l’illusion et de la séduction -, le vrai lui aussi peut transparaître de toute la puissance du faux – et c’est la forme de l’obscénité.
Natura morta con chiavi | Tecnica mista su cartoncino di recupero | 24,2 x 39cm | 2018
L’obscenité d’essence sexuelle est pieuse et hypocrite, car elle nous détourne de concevoir l’obscénité dans sa forme générale. Celle-ci caractérise toute forme qui se fige dans son apparition, qui perd l’ambiguïté de l’absence pour s’épuiser dans une visibilité exacerbée. L’obscène est la fin de toute scène. En plus, il est de mauvaise augure, comme son nom l’indique. Car cette hypervisibilité des choses est aussi l’imminence de leur fin, le signe de l’apocalypse. Tous les signes la portent sur eux, et non seulement les signes infrasensuels et désincarnés du sexe. Elle est, avec la fin du secret, notre condition fatale. Si toutes les énigmes sont résolues, les étoiles s’éteignent. Si tout le secret est rendu au visible, et plus qu’au visible: à l’évidence obscène, si toute illusion est rendue à la transparence, alors le ciel devient indifférent à la terre. Dans notre culture tout se sexualise avant de disparaître. Ce n’est plus une prostitution sacrée, mais une sorte de lubricité spectrale, qui s’empare des idoles, des signes, des institutions, du discours – l’allusion, l’inflexion obscène qui s’empare de tous les discours, ceci doit être considéré comme le signe le plus sûr de leur disparition. Il n’y a pas d’obscénité lorsque le sexe est dans le sexe, lorsque le social est dans le social, et nulle part ailleurs. Mais aujourd’hui il déborde partout, comme la sexualité – on parle du « rapport » social comme du « rapport » sexuel. Ce n’est plus une socialité mythique transcendante, c’est une socialité pathétique de rapprochement, de contact (comme les lentilles), de prothèse, de réassurance. C’est un social de deuil, une hallucination incessante par le groupe de sa détermination perdue.
Natura morta con chiavi – Details | Tecnica mista su cartoncino di recupero | 24,2 x 39cm | 2018
Le groupe est hanté par la socialité comme l’individu par le sexe – les deux sont sexuellement hantés par leur disparition. Le social n’a d’existence que dans certaines limites, celles où il s’impose comme enjeu, comme mythe, je dirais presque comme destin, comme défi, et non jamais comme réalité, auquel cas il s’anéantit dans le jeu de l’offre et de la demande. Le corps lui aussi s’anéantit dans le jeu de l’offre et de la demande sexuelles, lui aussi perd cette puissance mythique qui en fait un objet de séduction… Tout ce qui s’impose par sa présence objective, c’est-à-dire abjecte, tout ce qui n’a plus ni le secret ni la légèreté de l’absence, tout ce qui, comme le corps pourrissant, est livré à la seule opération matérielle de sa décomposition, tout ce qui, sans illusion possible, est livré à la seule opération du réel, tout ce qui, sans masque, sans fard et sans visage, est livré à l’opération pure du sexe ou de la mort – tout ceci peut être dit obscène et pornographique. Quand tout est politique, c’est la fin de la politique comme destin, c’est le commencement de la politique comme culture, et la misère immédiate de cette culture politique. Quand tout devient culturel, c’est la fin de la culture comme destin, c’est le début de la culture comme politique, et la misère immédiate de cette politique culturelle. Ainsi pour le social, l’histoire, l’économie, le sexe. Le point d’extension maximale de ces catégories jadis distinctes et spécifiques marque leur point de banalisation et l’inauguration d’une sphère transpolitique qui est d’abord celle de leur disparition. Fin des stratégies fatales – début des stratégies banales. On a cru faire une découverte subversive en affirmant que le corps, le sport, la mode étaient politiques. On n’a fait ainsi que précipiter leur indifférenciation dans un brouillard analytique et idéologique – un peu comme de découvrir que toutes les maladies sont psychosomatiques. Belle découverte, qui n’avance à rien: c’est les affecter à une catégorie de plus basse définition. L’obscénité prend tous les visages de la modernité. Nous sommes habitués à la voir d’abord dans la perpétration du sexe, mais elle s’étend à tout ce qui peut être perpétré dans le visible – elle devient la perpétration du visible lui-même.
Excerpts by « Les Stratégies Fatales » ⎜ Jean Baudrillard ⎜ Grasset & Fasquelle ⎜1983