GEMMA | LES REVERIES VERS L’ENFANCE
Une enfance potentielle est en nous. Quand nous allons la retrouver en nos rêveries, plus encore que dans sa réalité, nous la revivons en ses possibilités. Nous rêvons à tout ce qu’elle aurait pu être, nous rêvons à la limite de l’histoire et de la légende. Pour atteindre les souvenirs de nos solitudes, nous idéalisons les mondes où nous fûmes enfant solitaire. C’est donc un problème de psychologie positive que celui de rendre compte de l’idéalisation très réelle des souvenirs d’enfance, de l’intérêt personnel que nous prenons à tous les souvenirs d’enfance. Et c’est ainsi qu’il y a communication entre un poète de l’enfance et son lecteur par l’intermédiaire de l’enfance qui dure en nous. Cette enfance demeure d’ailleurs comme une sympathie d’ouverture à la vie, elle nous permet de comprendre et d’aimer les enfants comme si nous étions leurs égaux en vie première.
Qu’un poète nous parle, et nous voici eau vive, source neuve. Écoutons Charles Plisnier :
Ah ! Pourvu que j’y consente
mon enfance te voici aussi vive, aussi présente Firmament de verre bleu
arbre de feuille et de neige
rivière qui court, où vais-je?
Senza titolo, 2002. Penna biro e pennarello su carta, cm 20×14
En lisant ces vers, je vois le ciel bleu au-dessus de ma rivière dans les étés de l’autre siècle.
L’être de la rêverie traverse sans vieillir tous les âges de l’homme, de l’enfance à la vieillesse. Et c’est pourquoi, tard dans la vie, on éprouve une sorte de redoublement de rêverie quand on tente de faire revivre des rêveries d’enfance.
Ce redoublement de rêverie, cet approfondissement de rêverie que nous éprouvons quand nous rêvons à notre enfance, explique que, dans toute rêverie, même celle qui nous prend dans la contemplation d’une grande beauté du monde, nous nous trouvons bientôt sur la pente des souvenirs; insensiblement, nous sommes ramenés à des rêveries anciennes, si anciennes soudain que nous ne pensons plus à les dater. Une lueur d’éternité descend sur la beauté du monde. Nous sommes devant un grand lac dont les géographes savent le nom, au milieu de hautes montagnes, et voici que nous retournons à un lointain passé. Nous rêvons en nous souvenant. Nous nous souvenons en rêvant. Nos souvenirs nous redonnent une simple rivière qui reflète un ciel appuyé aux collines. Mais la colline grandit, l’anse de la rivière s’élargit. Le petit devient grand. Le monde de la rêverie d’enfance est aussi grand, plus grand que le monde offert à la rêverie d’aujourd’hui. De la rêverie poétique devant un grand spectacle du monde à la rêverie d’enfance, il y a commerce de grandeur. Et c’est ainsi que l’enfance est à l’origine des plus grands paysages. Nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives.
En rêvant à l’enfance, nous revenons au gîte des rêveries, aux rêveries qui nous ont ouvert le monde. C’est la rêverie qui nous fait premier habitant du monde de la solitude. Et nous habitons d’autant mieux le monde que nous l’habitons comme l’enfant solitaire habite les images. Dans la rêverie de l’enfant, l’image prime tout. Les expériences ne viennent qu’après. Elles vont à contre-vent de toutes les rêveries d’essor. L’enfant voit grand, l’enfant voit beau. La rêverie vers l’enfance nous rend à la beauté des images premières.
Est-ce que le monde peut être aussi beau maintenant ? Notre adhésion à la beauté première fut si forte que si la rêverie nous reporte à nos plus chers souvenirs, le monde actuel est tout décoloré. Un poète qui écrit un livre de poèmes sous le titre Jours de béton peut dire :
… Le monde chancelle
lorsque je liens de mon passé
de quoi vivre au fond de moi-même.
Senza titolo, 2003. Penna su carta, cm 20×14.
Senza titolo, 2003. Penna biro e acrilico oro su carta, cm 20×14.
Ah ! comme nous serions solides en nous-mêmes si nous pouvions vivre, revivre, sans nostalgie, en toute ardeur, dans notre monde primitif.
En somme, cette ouverture au monde dont se prévalent les philosophes, n’est-elle pas une réouverture au monde prestigieux des premières contemplations ? Autrement dit, cette intuition du monde, cette Weltanschauung, est-ce autre chose qu’une enfance qui n’ose pas dire son nom ? Les racines de la grandeur du monde plongent dans une enfance. Le monde commence pour l’homme par une révolution d’âme qui bien souvent remonte à une enfance. Une page de Villiers de L’Isle-Adam va nous en donner un exemple. Dans son livre Isis, il écrit, en 1862, de son héroïne, la femme dominatrice: « Le caractère de son esprit se détermina seul, et ce fut par d’obscures transitions qu’il atteignit les proportions immanentes où le moi s’affirme pour ce qu’il est L’heure sans nom, l’heure éternelle où les enfants cessent de regarder vaguement le ciel et la terre, sonna pour elle dans sa neuvième année. Ce qui rêvait confusément dans les yeux de cette petite fille demeura, dès ce moment, d’une lueur plus fixe : on eût dit qu’elle éprouvait le sens d’elle-même en s’éveillant dans nos ténèbres. »
Ainsi, dans « une heure sans nom », « le monde s’affirme pour ce qu’il est » et l’âme qui rêve est une conscience de solitude. A la fin du récit de Villiers de L’Isle-Adam (p. 225), l’héroïne pourra dire : « Ma mémoire abîmée tout à coup dans les domaines profonds du rêve, éprouvait d’inconcevables souvenirs. » L’âme et le monde sont ainsi, ensemble, ouverts à l’immémorial.
Ainsi toujours en nous, comme un feu oublié, une enfance peut reprendre. Le feu de jadis et le froid d’aujourd’hui se touchent dans un grand poème de Vincent Huidobro:
En mon enfance naît une enfance ardente comme l’alcool Je m’asseyais dans les chemins de la nuit
J’écoutais le discours des étoiles
Et celui de l’arbre.
Maintenant l’indifférence enneige le soir de mon âme.
Ces images qui surviennent du fond de l’enfance ne sont pas vraiment des souvenirs. Pour en mesurer toute la vitalité, il faudrait qu’un philosophe pût développer toutes les dialectiques trop vite résumées par les deux mots imagination et mémoire. Nous allons consacrer un court paragraphe à sensibiliser la limite des souvenirs et des images.
Studio per reliquiario, 2002/2019. Penna biro e pennarello su carta, cm 30×21.
Excerpts by “La poétique de la réverie”⏐Gaston Bachelard | Presses Universitaires de France⏐1960.