Mondedeu | Le peur du temps
Une fois formulée, la parole se fend et nous constatons qu’elle renfermait un silence de fin des temps dans lequel elle nous précipite, alors que nous espérions aller au bout du vocable, comme de nous-mêmes et de l’univers et dire, de l’âme lourde du désir de naître et d’aimer et de l’onde assoiffée d’azur, le sel et le songe défaits. Entrer en soi, c’est trouver le vide. Entrer dans le mot, c’est trouver l’absence. Portes opalescentes dont il ne faut considérer que le passage, de ciel en ciel. L’homme retrouve-t-il l’homme dans le silence? Petit à petit, le chemin renonce au chemin et le monde se découvre où il n’est pas. La gravité d’un destin d’homme est dans la gratuité originelle de l’acte, ombre passagère sur une surface baignée de lumière; mais le jour a ses heures et son rythme. Gratuité de toute rencontre et, par rapport à une existence comptée, gratuité de l’l’événement qui la déchire ou la transporte. L’aurore est plis qu’une espérance, c’est une élue dans sa ferveur première. (…) La faculté d’étonnement de l’homme est sa chance; elle lui est fournie par la mort qui annule et révèle.
La surprise – se laisser surprendre, devenir passif, atteindre insensiblement à l’etat de réceptivité totale – est sève et pacte de création. On ne bâtit pas sur du déjà vu, sur du déjà pensé; mais on voit et on pense à mesure que l’on creuse, qu’on édifie, qu’on achève; car l’achèvement est encore commencement.
La mort est l’acte gratuit par excellence. (…)
Les lettres de l’alphabet sont contemporaines de la mort. Elles sont les étapes de la mort devenues successivement des signes. Mort d’une mort éternelle; mais il y a d’autres signes que la lettre convoite, signes effacés que le geste reproduit au sein de ce qui est nommé. Ainsi, l’oiseau dans son envol épouse toutes les figures du vol. Et n’est-ce pas l’oiseau également qui trace et répète à percées de ciel l’universel deleatur qui préside à nos destinées? Ah! Le monde écrit meurt et renaît de l’oiseau.
La gravité donc est, hors du temps, la conscience du temps de la mort, qui n’est pas le temps détruit ni les détours d’un défi sans date, mais le retour au monde des marges et des miracles d’où l’homme est perpétuellement expulsé, comme d’une matrice d’amour, après avoir été pétri, faible fœtus, dans La naissance d’un astre est pareille à celle d’un enfant. L’espace se contracte et projette sa chair ténébreuse. D’innombrables univers col dans leur mort éblouie. Est-ce prétendre qu’à un être humain correspond la totalité d’un ciel d’étoiles? L’éternité se fond sur un initial éclatement de l’univers. A un ciel étoilé correspondent des générations, indéfiniment reproduites, d’humains. Avec le dernier astre s’éteindra, peut-être, le dernier homme. Prendre conscience de la mort, c’est nier une hiérarchie de valeurs qui ne tiendrait pas compte des paliers d’ombre où l’homme s’initie au mystère des nuits. La mort, c’est à la fois la perte et la promesse d’une espérance que le jour s’épuise à concilier dans l’instant. Etre, n’être pans dans une absurde agonie de lueurs clandestines jusqu’au matin.
Image credits: “Light for Leonard” by David Mondedeu | Series of nine polymer photogravures on linen | Unique prints – Edition 1/1
Text excerpts by “Yaël” | E. Jabès | Edions Gallimard | 1967